Gina, le 28 mars 2014
« C’était la guerre. Nous sommes partis, nous avons été évacués en Vendée. Là, on est restés deux ans, on allait travailler dans les champs pour un peu d’argent et cetera. Après nous sommes revenus et il n’y avait qu’une solution, c’était l’usine. A Givet, c’était l’usine de la soie artificielle. J’y ai travaillé 25 ans. J’ai débuté ouvrière, puis après j’étais contremaîtresse, en dernier. Moi je m’y plaisais bien. C’était une usine qui employait 1000 femmes au moins, c’était une des plus grandes. Maintenant il n’y a plus rien à Givet, c’est une ville morte.
Pendant la guerre… On avait faim pour commencer. Quand on allait travailler, il fallait un papier qu’il fallait montrer aux allemands. Il y avait toujours des patrouilles, alors ils vous arrêtaient, il fallait montrer le papier. Et moi je me rappelle d’une fois, il y avait des souris -parce que les souris avaient faim alors elles venaient partout- Je sais que j’ai laissé mon papier dans mon armoire à l’usine. Quand j’ai voulu le reprendre il était à moitié mangé par les souris. En retournant -on retournait toujours en groupe, c’est-à-dire qu’on retournait toujours à 3-4, jamais toutes seules- on s’est fait arrêter par une patrouille. J’avais dit à une qui parlait un peu l’allemand, elle était un peu plus intelligente, « Tu passes la première, et puis tu me passeras ton papier, ils n’auront pas le temps de lire ton nom » Mais on n’a pas pu le faire parce qu’elle donnait le papier et puis ils vous faisaient mettre de côté, comme il faut. Alors quand ça a été mon tour ça a été assez difficile. Mais enfin -elle s’appelait Marguerite- elle a expliqué, alors ils ont rigolé. Ils ont plutôt ri, et puis ils nous ont laissé passer.
Une fois, on était avec un polonais qui travaillait avec nous à l’usine, il faisait le bobineur lui, et il retournait avec nous. On est passé devant le cinéma. Il y avait un jour où le cinéma était réservé aux allemands, il n’y avait que les allemands qui avaient le droit d’y aller, c’était toujours plein. Alors on passait devant, et puis lui il a dit en allemand quelque chose, il parlait un peu l’allemand. Et tout d’un coup, on a vu que tout le monde courrait, les allemands se regardaient, se regroupaient et ils sortaient pour nous courir après. On a marché un peu, on a dit « Mais qu’est-ce que tu as dit ? » En allemand, je ne sais plus comment c’est… En français ça veut dire « Lèche mon cul » Je le savais comment on le disait mais là je me rappelle plus, ça voulait dire « Lèche mon cul » Bon, alors vous pensez… Ils criaient les allemands, ils criaient. On est allés le long de la Meuse, étalés dans l’herbe. On est restés là pendant une heure sans bouger et on a attendu que ça se calme, qu’on n’entende plus rien. Après on ne passait plus par là, on faisait deux kilomètres de plus pour aller travailler.
Et puis après j’ai connu mon mari. On est tous les deux de Givet dans les Ardennes, c’est près de la frontière belge. Lui il était cultivateur. Moi j’avais 25 ans et lui, il avait 21. Il devait bien m’aimer puisqu’il m’a choisie. Oui parce que il avait d’autres choix que moi, ça c’est sûr. Premièrement, ils étaient beaucoup plus aisés que nous. Et dans le temps on faisait beaucoup de différences. Maintenant ça ne compte plus tout ça, je ne crois pas que ça compte énormément. C’est différent. On se moque un peu de tout ça. Mais dans le temps… oh non. Ma belle-mère a toujours été une brave femme parce qu’elle n’a jamais rien dit, elle n’a jamais critiqué son choix. Parce que moi j’étais italienne, et dans le temps vous savez les italiens c’étaient « les macaronis ». Ah oui on disait ça.
Son père a été tué à la guerre. Il était pupille de la Nation, son père était gendarme et il a été tué en 40. Au début de la guerre. Il était dans une voiture, et puis les allemands sont arrivés, ont fusillé toute la voiture de gendarmes.
Il avait une sœur. Très belle femme. Il y a eu de grandes inondations, il y en a qu’une qui a été noyée, c’est elle. Elle est morte noyée dans sa maison. Elle était veuve, elle a mis les bottes de son mari qui étaient trop grandes, et puis elle était descendue chercher des verres. Comme si ça craignait avec l’eau. Elle avait téléphoné à mon mari « Qu’est-ce que je fais Jeannot ? » « Tu laisses, qu’il dit, monte, va t’assoir, t’as rien d’autre à faire. L’eau continuera de monter » Mais elle ne l’a pas écouté. Elle est descendue chercher encore 2-3 bricoles, puis elle a glissé dans l’escalier. Comme elle était seule, elle s’est cogné le front, puis elle est morte noyée.
Je l’ai rencontré au bal. C’était la seule sortie qu’on avait, avec ma sœur. Alors on se lavait les cheveux, on se faisait belles, et puis on allait danser. C’était un café qui avait une petite piste. Alors vous y alliez et puis vous preniez un petit « triple sec ». Je me rappelle « un triple sec ». Et là j’ai connu mon mari. J’ai eu de la chance de le rencontrer. Nous sommes sortis quatre ans ensemble, on s’est mariés, on a eu Monique, puis après Marie-Claude. Quand j’ai eu la deuxième, j’ai arrêté de travailler. A tort. J’aurais dû prendre quelqu’un, comme on fait maintenant, pour garder l’enfant. Je gagnais très très bien ma vie. Et mon mari il a arrêté de faire cultivateur, il a dit « Ça ne me mène à rien » Donc il a commencé à étudier. Il est sorti, il a fait l’école d’ingénieur, il a fait architecte, il a construit des lotissements. Mon mari était très volontaire. Il voulait être pilote, alors il a été pilote privé. On allait au Polygone et puis il donnait des baptêmes de l’air, et cetera. Il a construit notre maison, on l’a vendue, il en a refait une autre. Là il est mort depuis deux ans, il a fait un AVC. Il a eu la Légion d’Honneur deux ans avant de décéder, pour services rendus à l’état. Ah ça, la Légion d’Honneur il en était fier. Il arrivait toujours à ce qu’il voulait. Il a voulu avoir une ferme, il a eu une ferme. Dans les Vosges, on était à Ranrupt. Il a acheté là-bas une vieille masure, et puis il l’a toute rénovée à l’ancienne. Puis on l’a vendue. Et après, si je vous disais… Il a acheté un château. Un beau château. « Tu seras châtelaine » qu’il m’avait dit. Effectivement, j’ai été châtelaine. Ah c’était quelque chose de superbe. Sur un promontoire. Mais on n’a jamais habité le château, on habitait les dépendances. Et c’était dans la Nièvre, donc il y avait 600 kilomètres d’ici, ça fait loin. Mon mari y allait beaucoup plus souvent que moi. Travailler. Travailler. C’est ce qu’on a fait toute notre vie. Et ça il ne faut pas le faire. Travailler, travailler, travailler. On n’est jamais partis en vacances. Jamais.
C’est plus tard qu’on analyse tout ça. Ce n’est pas comme maintenant. Maintenant, on se connait, on divorce. Dans le temps, quelqu’un qui divorçait, on ne lui parlait plus. Olala, c’était vraiment un cas particulier. Dans le temps, s’il y avait des enfants, la femme n’aurait jamais quitté son mari. Jamais, jamais. Même si le mari n’était pas gentil. Mais maintenant ce n’est même pas le cas, « Il ne me plaît plus, je m’en vais ».
C’était quelqu’un de très bien. Des fois je réfléchis, je n’ai peut-être pas été assez… assez gentille si on veut. Il méritait peut-être plus que je ne lui ai donné. C’est après qu’on se rend compte de beaucoup de choses. Il m’aimait certainement beaucoup. Je crois même plus que moi. »