Jean-Claude, le 20 février 2014
« J’ai eu l’occasion très jeune de vivre avec mes parents en occupation en Autriche. C’était tout de suite après la deuxième guerre mondiale, donc je me suis retrouvé à l’âge de 5 ans dans un pays complètement détruit puisque c’était les perdants de la deuxième guerre mondiale, l’Autriche. Je me trouve donc pendant une dizaine d’années dans ce pays, j’ai vécu cette période de l’après-guerre, et j’ai eu l’occasion là de découvrir la richesse d’un pays extraordinaire, l’Autriche. Dès l’âge de 5 ans jusqu’à l’âge de presque 15 ans j’ai vécu à Vienne. C’était une capitale qui était partagée en 4 secteurs : les gagnants de la deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire l’Union Soviétique, les Etats Unis, la Grande-Bretagne, et la France.
Mes parents appartenaient donc aux troupes d’occupation, comme on disait à l’époque, on était des nantis, on se retrouvait avec une population qui subissait les contrecoups de la guerre, un pays qui était en reconstruction. Nous on était les vainqueurs, on vivait relativement bien. La Vienne de cette époque était multiculturelle, c’était la capitale d’un empire au centre de l’Europe où on rencontrait aussi bien des hongrois, des tchèques, des serbes, des allemands bien sûr, des polonais… il y avait un brassage extraordinaire. Vienne, une ville où dans chaque appartement il y a des pianos, les gens sont musiciens de père en fils… une importance de la culture. La culture, que ce soit la culture musicale, culture aussi de la langue française : on était surpris de voir que presque toutes les élites du pays parlaient un français parfait. C’est sûr que c’était une époque très dure pour la population ; tout de suite après la guerre la population avait peu à manger, les gens avaient peu de moyens. J’ai vu ce pays se relever petit à petit de cette guerre.
Mon père était interprète d’anglais, il couvrait les réunions quadripartites des 4 puissances, il faisait office de traducteur. Ma mère, qui était de formation infirmière, avait créé à vienne justement un jardin d’enfants, un jardin d’enfants international, donc il y avait un brassage. Autant les russes étaient redoutés, les américains appartenaient à un autre monde, les anglais ne se mêlaient pas trop de la population, avec la population, mais l’intégration des français était très bonne. On habitait dans des logements qui étaient réquisitionnés mais qui étaient éparpillés dans différents quartiers de Vienne. L’osmose se faisait bien, on vivait vraiment avec la population, alors que les américains, les anglais ne se mélangeaient pas assez avec la population. J’ai eu toujours l’impression que l’on était des occupants mais qu’on était bien acceptés par la population. C’est sûr et certain que c’était pour les autrichiens une période difficile; ils avaient tout perdu dans la guerre, il y avait des destructions quand même assez importantes dans Vienne. C’était les russes qui étaient arrivés les premiers, ils avaient détruit pas mal. Je me rappelle très bien que l’on jouait dans les ruines dans les quartiers, il y avait par ci par là des immeubles qui étaient écroulés. C’était l’après-guerre. L’après-guerre, une période difficile où l’on voyait encore la population acheter les cigarettes à l’unité. Je me rappellerai toujours, on achetait par une ou par trois, trois cigarettes qui étaient roulées, enfin qu’on présentait dans un petit morceau de papier, on voyait les gens qui ramassaient les mégots. Et à côté de ça les alliés avaient à profusion des cartouches de cigarettes américaines, les américains inondés avec leurs cigarettes obtenaient presque tout ce qu’ils voulaient avec une ration de cigarettes. Ça c’est pour le domaine des cigarettes mais c’était la même chose pour le vin, pour toutes ces choses-là. Alors que nous français on était approvisionnés par l’intendance militaire, on avait tout ce qu’on voulait. Je me rappelle avoir fait découvrir à mes jeunes camarades autrichiens des oranges : ils n’avaient jamais vu une orange. Ils mordaient dans l’orange ils ne savaient pas qu’il fallait enlever la peau et tout. Alors je ne parle pas des artichauts, des escargots… Oui ça les escargots, ça ça les fascinaient que les français mangeaient des escargots, ça c’était pour eux, c’était incroyable, incroyable qu’on puisse manger des escargots !
On a quitté après Vienne pour la bonne raison qu’il y a eu un traité à partir de 1955, les troupes étrangères ont quitté l’Autriche, et l’Autriche est devenue un pays indépendant, à condition de rester neutre. Avec mes parents on a quitté l’Autriche pour l’Allemagne. L’Allemagne qui continuait à être occupée.
Je fais partie de la génération où on allait faire son service militaire en Algérie. Moi j’étais dans l’aviation. Je suis resté après dans l’aviation quelques années, ensuite j’ai repris mes études de droits. J’ai été policier par la suite, j’étais inspecteur de police, puis après j’ai été au contre-espionnage.
Une nuit j’étais de permanence, il était 1h du matin. J’étais donc derrière ma machine à écrire et puis je recevais le public, mais à 1h du matin on ne reçoit plus beaucoup de monde. A ce moment-là entre dans mon bureau un homme, je le verrai toujours, un géant. Je l’invite à s’assoir je lui dis « Asseyez-vous, qu’est-ce qui vous arrive ? » et il me dit « J’ai tué ma femme. » Et alors je le regarde, je lui dis « Oui c’est ça, c’est ça, c’est ça, bien sûr, vous avez tué votre femme » Bien sûr je n’y croyais pas, je n’y croyais pas du tout, j’ai dit ; ça y est c’est quelqu’un qui a bu, qui raconte des histoires… Il me dit « Mais si si Monsieur l’inspecteur, j’ai tué ma femme ! » Bon… alors devant son insistance j’appelle une équipe, puis je demande l’adresse où ça s’est passé soit disant, et puis j’envoie donc une patrouille voir sur place. Et quelques minutes après je reçois un appel sur la radio : on me confirme qu’il y avait un cadavre effectivement. J’en revenais pas. J’en revenais pas de comment ça s’était passé finalement, et comment j’avais réagi, avec quelle légèreté et tout. Ça m’a marqué parce que un cas comme ça, c’est pas banal. »