Jeanne, le 3 avril 2014
« Je suis née le 19 juin 33. Je vais avoir maintenant 81 ans. Moi je suis née a Boulay, près de Metz, ma mère est de Saint-Louis-les-Bitche.
Je devais aller à la piscine, mais ça c’était du temps où nous étions allemands. Parce que Strasbourg était sous les allemands à la guerre, donc j’allais à l’école avec des allemands. Alors on m’a dit « Maintenant on va nager », j’ai dit « Non » Elle m’a pris comme un bout de papier, et depuis j’ai peur de l’eau. Je ne supporte pas une seule goutte d’eau. Je prends de l’eau, il me faut de l’eau pour me laver, mais pas beaucoup.
Les hommes étaient allés en guerre, ils étaient obligés. Et mon père a eu de la chance, il a pu rester à Strasbourg. Alors il travaillait et puis moi j’allais à l’école. Les allemands, avec les français, je vous assure, c’était pas marrant. J’en ai vu de toutes les couleurs. Ma sœur elle s’appelait Jacqueline, et pendant la guerre on l’appelait Yacobina. Moi je m’appelle Jeanne, et je m’appelais Yohanna. Le nom de ma sœur faisait trop juif, elle a été débaptisée et a eu un autre nom. Ah, je vous dis, on n’a pas rigolé avec les chleus.
Et on a été bombardés. On a tout perdu. Mon piano, tout. Tout cassé. On nous signalait quand il pouvait y avoir quelque chose, des bombes. On habitait au 4e étage, mon père n’est jamais descendu, il restait toujours en haut et puis il écoutait les anglais. Les alsaciens se mettaient en relation avec les anglais pendant la guerre, par des radios. Il fallait faire attention, ma mère disait toujours, parce qu’ils venaient dans les maisons, ils venaient les chleus. Et c’est comme ça qu’on a su que la guerre a commencé, par les anglais. La guerre a commencé par le havre, par là en-haut, et pas par Strasbourg. Je sais ce qu’est la guerre aujourd’hui. On ne nous demandait pas ce qu’on voulait. Et ma mère et moi et encore d’autres gens, tout le monde descendait dans la cave. Et un beau jour ça a fait « Boum ». Onze heures du matin. Il était le soir tard quand on nous a sortis. Tout. Mon piano, tout était cassé. On n’avait plus rien. Mon papa ce jour-là il n’était pas là, il travaillait. On a été blessées légèrement. Il fallait toujours descendre dans les caves. Ils avaient fait d’une maison à l’autre un trou pour qu’on puisse taper dessus et sortir. Il n’y avait que des femmes lorsqu’il y a eu l’accident, personne n’a pu taper. On n’a pas pu se sauver, puisqu’elles ne sont pas arrivées à casser cette porte pour aller dans l’autre maison. Après toute la maison était sur nous. Parce qu’il n’y avait pas d’homme avec nous. C’est comme ça que mon père nous a trouvées. Mon piano était loin derrière, sur une autre maison sur le toit. Et depuis je suis peureuse. J’ai peur de tout maintenant. Peur de tout. Mais que voulez-vous, je ne peux plus faire autrement, c’est trop tard.
Un beau jour il y a des camions qui sont venus et ils nous ont donné du pain, les soldats. Les premiers qui sont venus. Ils sont venus par l’avenue des Vosges, par là en bas. Ils sont venus avec des tanks, et ils distribuaient des chocolats, des choses comme ça.
Je suis allée à l’école, j’ai fait des études, et après je travaillais avec Catherine Trautmann. On a construit. Des routes et des choses comme ça. J’ai travaillé 32 ans avec, et j’ai eu la médaille du travail. Je l’ai là sur moi. Oui. J’aimais ça. Je suis célibataire. Ma mère me disait toujours « Je comprends, tu ne trouverais jamais un type, tu rentres tous les soirs à neuf heures! » J’étais heureuse. Il m’arrivait d’aller travailler le dimanche si ça pressait. Alors il y en a qui disaient « Ah encore elle! Moi je crois qu’elle dort avec lui » Alors je l’ai dit au patron. Je lui ai dit « Écoutez, il paraît que je couche avec vous » Oh je ne me suis pas gênée! Il a gueulé, alors ça allait mieux. Mais ils m’ont beaucoup beaucoup fait de mal les hommes. Par jalousie.
Je sortais rarement. Bon, quand j’étais invitée avec un entrepreneur, j’allais manger à midi. Et après, vous savez comment sont les femmes… Il y en a qui se sont plaint, parce que les femmes avaient toujours peur que leur maris aient des liaisons avec moi. Alors un beau jour j’en ai eu marre, je leur ai dit « Maintenant on va faire comme ça : vous m’invitez et vous venez avec votre dulcinée, et ça va s’arrêter » A partir de ce moment-là, il n’y avait plus rien.
Mon père est mort à 72 ans, c’était un grand fumeur. Et ma sœur est morte aussi, elle avait 30 ans. Un jour elle est venue à la maison, elle avait un bébé dans les bras, elle ne le voulait pas. Elle le voulait pas. Mes parents et moi, on a dit « Nous le prenons » Alors elle nous l’a donné et il est resté avec nous jusqu’à ce qu’il ait fait sa thèse, après il s’est installé et puis il est parti de Strasbourg.
C’est comme ça que j’ai fait ma vie, après j’étais seule. »